Perspectives croisées sur les missions foncières des Géomètres Experts (4/5)
Plaidoyer pour nos vieux papiers
Division, réunion, remembrement, bornage, le géomètre intervient dans tous les projets impactant le parcellaire. Avant même le cadastre et son rôle fiscal, il est le premier à manipuler le parcellaire pour répondre aux besoins des différents acteurs. Ainsi, il est le seul autorisé à produire aussi bien les bornages ou les divisions foncières, que les mises en copropriété ou les divisions en volume, etc. Autant de missions qui façonnent véritablement le parcellaire et transforment le géomètre en un véritable artisan de notre Régime Foncier, paradigme identitaire total de notre société[1].
Au-delà, il est donc le seul acteur à avoir la mainmise sur l’ensemble de la documentation relative aux persistances ou aux évolutions de cet objet vivant. Certes, les notaires publient les mutations de propriété ou les mises en copropriété, et le cadastre conserve les éléments relatifs aux divisions. Cependant les archives du Géomètre-Expert sont finalement les seules à documenter à la fois l’ensemble de ces évolutions, ou de ses persistances, par le biais des missions de bornage, véritables synthèses des différentes transcriptions du parcellaire[2] en un lieu unique : le mal aimé "local des archives".
Les archives des géomètres s’imposent donc à quiconque
souhaite approfondir cet objet d’étude, au moins en ce qui concerne ces deux
derniers siècles. Nos dossiers d’aujourd’hui seront donc les archives qui
permettront aux chercheurs de demain d’étudier nos sociétés. Or, en plus de
leur intérêt en soi, source d’informations incontournable sur les évolutions
parcellaires récentes, elles sont véritablement qualitatives. Dans la mesure du
possible, le géomètre cherche toujours à conjuguer précision et esthétique dans
les plans qu’il livre à ses clients. Bien qu’ils comportent inéluctablement les
biais spécifiques à leurs enjeux, les plans fonciers n’en sont pas moins une
photographie objective d’un site à un instant T.
Or, quel archéologue ne
rêverait pas d’exhumer le plan du site qu’il étudie, dressé avec la fiabilité
des plans d’aujourd’hui ? Ce serait comme utiliser le code « reveal
map » d’Age of Empires (première version de 1997 pour les plus nostalgiques), dans la vie réelle : on n’en gagnerait
pas la partie pour autant, mais cela permettrait de commencer sur de bonnes
bases. Et puis, soyons fou, le référencement RGF93 de nos archives évitera
peut-être aux futurs interprètes burgondes - se faisant le porte-parole de
spéculations d’animateur radio devenu directeur éditorial - de situer Alesia dans
le Jura [Vraiment Jules tu aurais dû préciser ton système de projection dans
tes mémoires, cela nous aurait évité bien des déboires][3].
Nos archives sont belles, elles sont qualitatives et elles sont riches. Et oui, je suis parfaitement objective. Elles sont aussi une source exhaustive sur les mutations parcellaires et tous les enjeux qu’elles sous-tendent, y compris en termes de paradigme foncier. Il faut donc trouver des solutions de conservation, mais des solutions rationnelles. Les archives des géomètres sont à la fois une richesse mais aussi un gouffre financier. Au format papier, le mètre linéaire est couteux à entreposer et à entretenir. Au format numérique, quelle est la durée de vie réelle de nos fichiers ? Existe-t-il aujourd’hui un format de fichier qu’on soit sûr de pouvoir utiliser sur nos ordinateurs dans 50 ans ? Et quel est le coût réel, également en termes d’impact environnemental, de conservation au format numérique au fil du temps (avec les mises à jour de fichiers nécessaires pour s’adapter aux nouveaux logiciels) ? Peut-être pourrait-on envisager le versement systématique aux archives départementales, des archives papier de plus de 75 ans, à l’image des notaires.
Certes, notre documentation n’est pas « publique », comme celle des notaires, dans le sens où nous ne la publions pas. Les notaires et le cadastre conservent ce rôle. Cependant, « bornage sur bornage ne vaut », et nos procédures, même non publiées, sont réputées opposables aux tiers et aux héritiers. Alors leur versement dans un centre public ne semble plus si absurde. Ce serait non seulement une économie de temps et d’argent, mais également rendre hommage à la qualité et à l’importance de notre propre travail. Ainsi à l’instar de l’archéologue qui vide scrupuleusement le produit de ses fouilles dans les caisses des dépôts archéologiques, jusqu’au dernier tesson, le géomètre pourrait donc emprunter son chapeau à « Indi » (ou le microshort de Lara Croft pour les moins frileux), le temps de verser ses vieux dossiers aux archives départementales. Tout en libérant de l’espace dans ses locaux, il doublerait ainsi son rôle d’artisan de celui de conservateur du patrimoine. On est à un cheveu de troquer nos EPI contre le costume trois pièce d’Harrison Ford, maître de conférences à l’université.
Les géomètres sont ainsi au premier rang pour témoigner des persistances et mutations du parcellaire, vecteur du patrimoine[4] et paradigme foncier. Ils s’imposent en tant qu’acteurs d’une densification urbaine inévitable, mais réfléchie, et de ses solutions qui viennent apporter une complexité nouvelle au parcellaire : aux copropriétés existant de fait, depuis longtemps, les géomètres concourent à la définition de parcelles faisant l'objet de division en volume. Le géomètre en milieu urbain est donc confronté à la complexité croissante de son objet d'étude. Le parcellaire s'appréhende de plus en plus en trois dimensions. En effet, en luttant contre l’étalement urbain, l’Etat oriente la densification vers le ciel.
Les nouvelles pratiques de nos cœurs de métier, allant du BIM aux divisions en volume en passant par les isolations par l’extérieur et leurs empiètements inhérents, orientent progressivement notre conception d’un système parcellaire non plus en 2D, symbolisé par le plan cadastral, mais vers la 3D. Peut-être qu'à l'instar du cadastre du Québec qui présente des plans complémentaires venant ajouter une dimension verticale aux plans de cadastre traditionnels, et aux travaux de l’université de Laval en vue de la constitution d’un cadastre volumétrique[5], les géomètres français ont aujourd’hui un rôle de composition à saisir dans une refonte de notre propre cadastre, vers l’ajout d’une dimension verticale.
En parallèle, une réflexion sur l’outil de gestion de notre régime foncier pourrait également viser à fluidifier les échanges entre cabinet de géomètres et services cadastraux dans le cadre des demandes de numérotage. En effet, ces dernières souffrent souvent d’une difficile conciliation entre la rigueur du cadastre, lui-même soumis aux contraintes imposées par le Bofip, et le quotidien professionnel du géomètre.
[1] Cf. Billet 3 « Du
parcellaire au Paradigme foncier : pour une approche anthropologique de
notre objet d’étude ».
[2] Cf. Billet 1 « De
la truelle aux stations totales : convergences de pratiques pour mariage
de raison durable ».
[3] Documentation scientifique
sur le sujet : https://linteati.hypotheses.org/77 / https://strathistorique.wordpress.com/2016/09/13/la-troisieme-bataille-dalesia/
/ https://strathistorique.wordpress.com/2015/02/09/inventaire-non-exhaustif-des-aneries-du-metronome/
[4] Cf. Billet 2 « Le parcellaire, un vecteur du
patrimoine aux multiples facettes ».
[5]
Abbas BOUBEHREZH, "Usages et pertinence d’une représentation volumique (3D)
cadastrale dans un contexte de gestion municipale québécoise," Mémoire de
maitrise en sciences géomatiques, Université de Laval, 2014.
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Perspectives croisées sur les missions foncières des Géomètres Experts (2/5)
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Perspectives croisées sur les missions foncières des Géomètres Experts (3/5)