Anne-Laure Jouanne
Anne-Laure Jouanne | Technicienne géomètre

Perspectives croisées sur les missions foncières des Géomètres Experts (2/5)

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Le parcellaire un vecteur du patrimoine
aux multiples facettes ?

Peut-on dire que le parcellaire est un vecteur de notre patrimoine culturel ? Cette question peut paraître aux antipodes du quotidien du Géomètre-Expert, résolument ancré dans le moment présent, aux considérations apparemment pratiques et techniques, très « terre à terre ». En effet, à première vue, ce métier est situé au carrefour des mathématiques, de la physique, de la géomatique et du droit. Dès lors, affirmer que le géomètre est avant tout un tenant des « sciences dures », bien loin des préoccupations de la sphère culturelle, semble aussi évident que de sélectionner un pilier gauche appelé « Gros » en équipe de rugby nationale.

Le parcellaire : un « Stayin’ Alive » des Bee Gees à Bruce Springsteen ?

Avant de s’interroger sur les enjeux du parcellaire, il convient tout d’abord de s’interroger sur la nature précise de cet objet qui jalonne notre quotidien professionnel. Officiellement, le parcellaire désigne « la configuration cartographique de la division du sol en parcelles »(1). Il s’agit donc d’une projection de la propriété dans l’espace géographique, une transcription planimétrique. Ilse distingue du cadastre qui constitue également une projection de la propriété dans l’espace mais dans une optique fiscale : expression d’un pouvoir politique soucieux de l’efficacité de son système d’imposition. Ainsi, la crise de la dette publique grecque de 2008-2011 a très largement pointé l’intérêt de cet outil. De même, la Chine, qui pourtant ne reconnait pas la propriété privée exclusive de la terre(2) est en train de mettre en place un cadastre afin de collecter un impôt foncier. Mais la relation entre parcellaire et cadastre n’est pas aussi linéaire. Si, à l‘état initial, le parcellaire sert à tracer le cadastre, par la suite, ce dernier, en sa qualité d’outil de gestion, conditionne, contraint et finalement créé les évolutions parcellaires.

Les titres notariés contiennent aussi une description écrite sommaire des limites de propriété à la fin du paragraphe “Désignation”. Cette transcription textuelle constitue elle aussi une sorte de projection du parcellaire. Cependant, sur fond d’essor des services du cadastre et de leur numérisation, cette précision est devenue de plus en plus sommaire pour, aujourd’hui, se réduire à un simple rappel des références cadastrales.

Enfin, les clôtures, murs séparatifs, haies, sont quant à eux la transcription matérielle et « personnelle » des usagers de la propriété privée dans l’espace qui leur appartient.

En France, les géomètres proposent également une « projection » du parcellaire. Toujours transcription de la propriété dans l’espace, le parcellaire du géomètre en est une représentation bien plus complète que le cadastre, plus détaillée que les titres, et ancrée dans la matérialité bâtie des sols anthropisés : les clôtures, murs séparatifs, grillages, piquets, haies, talus (etc.) sont pris en compte.

En outre, lorsque cette représentation du parcellaire par les géomètres se double d’une mission de bornage, elle s’impose en tant que synthèse de l’ensemble des transcriptions possibles du parcellaire. Celle-ci est alors établie conformément à la hiérarchie des modes de preuves prescrite par l’OGE : les titres de propriété, les plans de bornage ou de division valant bornage, la possession, les usages locaux et en dernier lieu le cadastre.

A l’instar d’une bonne chanson, le parcellaire peut donc faire l’objet de très nombreuses versions possibles (cartographique, textuelle, matérielle, etc.). Interprétées par différents acteurs (cadastre, géomètres, notaires, propriétaires etc.), elles ont chacune leurs caractéristiques propres. Sans être chauvin, le parcellaire des géomètres, notamment issu de missionsde bornage, en est cependant la version la plus exhaustive et objective. Tout comme l’interprétation par Bruce Sprinsgteen de Stayin’ Alive lors de son concert à Brisbane est définitivement ma préférée. Mais si j’ai une sympathie inavouée pour les paillettes, je n’ai jamais été fan des pantalons « pattes d’eph » ni du timbre de voix des frères Gibb.

Or il est intéressant de constater que le parcellaire ainsi défini tend effectivement à s’imposer comme un objet d’étude à part entière en sciences humaines, par exemple avec l’émergence de disciplines tellesque l’archéogéographie, dont les fondements épistémologiques ont notamment été définis par Gérard Chouquer & Magali Watteaux(3), ou encore en anthropologie. Dans ces disciplines, les caractéristiques du parcellaire sont étudiées dans toutes leurs richesses, rappelant les transcriptions des géomètres.

Les géomètres : des conservateurs du patrimoine qui s’ignorent ?

Commune de Vitry-sur-Seine, Lieu-dit « La Fosse aux Fiens » (section D), Plan de lotissement, dressé par G. Duhuy géomètre expert à Vitry-sur-Seine, sd. (XXe siècle) : Très intéressant pour l’analyse des limites lors d’un bornage, ce document, issu des archives de l’agence TTGE 94, conserve également la mémoire d’une appellation attestée dès le XVe siècle à Vitry-sur-Seine : la « Fosse aux Fiens », littéralement : la Fosse à m****e[4].

Ainsi, en s’y attachant de plus près, force est de constater que le parcellaire est fondé sur une matérialité bâtie, héritée de nos ancêtres et que nous transmettons à nos descendants.Il se révèle ainsi dans le même temps traditionnel, les parcelles des bourgs anciens ayant cristallisé un maillage directement issu de l’époque médiévale (voire antérieure), et contemporain, reflet des dynamiques urbaines récentes. En un mot : c’est un objet vivant, en perpétuelle évolution, écho des besoins de notre pays.

Le parcellaire, dans ses différentes transcriptions, permet ainsi d’appréhender l'ensemble des évolutions de notre société sur plusieurs millénaires, selon une lecture diachronique complexe chère aux archéogéographes. Cette étude peut se révéler particulièrement fine pour les périodes récentes avec la constitution des différents « cadastres » (ou équivalents) et des archives des Géomètres-Experts depuis le tournant du XIXe siècle.

Ainsi, le parcellaire s’affirme évidemment en tant qu’outil et marqueur politique. Le cadastre napoléonien, outil de gestion fiscal à disposition de l’État français, en est la démonstration parfaite. Au-delà, les changements de régime se traduisent souvent par le démantèlement de grands « ensembles parcellaires », c’est-à-dire de grandes unités foncières, de grands domaines. Exemple parmi tant d’autres, la vente des biens nationaux à la Révolution française sonne le glas de l’Ancien Régime et modifie considérablement le profil parcellaire de nos villes et villages.

Les XIXe et XXe sièclesvoient également le lotissement d’anciens domaines aristocratiques ou bourgeois, témoignant à la fois de la croissance démographique mais aussi de l’expansion urbaine des banlieues dès le début du XXe siècle. Avec l’émergence de ces lotissements, le parcellaire dessine aussi de nouveaux usages sociaux, encore actuels, d'uniformisation et de production « en série » de l'habitat. 

Le parcellaire s’impose également en marqueur tant des évolutions ou pérennité structurelles de l’économie française (pour exemple : industrialisation puis tertiarisation) que de variations de la conjoncture économique (analyse de la fréquence des modifications parcellaires).

A ce titre, le parcellaire devient effectivement un témoignage total & complexe, capable d’appréhender et de mettre en lumière des phénomènes multidimensionnels qui régissent notre société, justifiant ainsi son statut d’objet d’étude dans le champ des sciences sociales. Et les géomètres, en le modifiant continuellement et en conservant la trace, en deviennent véritablement les artisans et même les Conservateurs.

[1] Géoconfluence ENS Lyon : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/parcellaire-parcelle
[2] Gérard Chouquer, « Le parcellaire dans le temps et dans l'espace », Études rurales [En ligne], 153-154 | 2000, mis en ligne le 05 juin 2003, consulté le 12 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/3 ; DOI : 10.4000/etudesrurales.3 Watteaux M. 2014. « L’archéogéographie, une nouvelle discipline au carrefour des spatiotemporalités », EspacesTemps.net, publication électronique, [en ligne] http://www.espacestemps.net/articles/la-terre-en-heritage/
[3] Olivier Bauchet, “Les déchets dans la toponymie”, Les nouvelles de l'archéologie [Online], 151 | 2018, Online since 22 June 2018, connection on 12 December 2023. URL: http://journals.openedition.org/nda/3928 ; DOI: https://doi.org/10.4000/nda.3928
[4] 
Olivier Bauchet, “Les déchets dans la toponymie”, Les nouvelles de l'archéologie [Online], 151 | 2018, Online since 22 June 2018, connection on 12 December 2023. URL: http://journals.openedition.org/nda/3928; DOI: https://doi.org/10.4000/nda.3928